Sciences, Philosophie, Histoire – UMR 7219, laboratoire SPHERE

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1. BREF RÉSUMÉ DU PROJET
Parmi les options théoriques qui expliquent l’origine et l’ordre du monde - celle d’un artisan divin (le Démiurge) dans le Timée¹ de Platon - reçoit une attention particulière dans l’histoire de la pensée. Elle présente l’originalité d’être un lointain précédent du monothéisme tout en étant fondée sur une analogie ou un paradigme artisanal. Nous nous proposons d’investiguer cette figure du démiurge en élargissant le cadre ontologique dont elle provient. Nous partons de la figure ontologique du démiurge pour explorer la richesse des opérations démiurgiques - celle de l’art et de l’artisanat - ainsi que celles relatives à la praxis où l’on s’interroge sur les fonctions éthiques et politiques.
Le projet DEMIOURGOS se fonde ainsi sur un double cadre théorique et historique : il s’agit d’une part, d’interroger l’acte premier ordonnant le monde par la figure du démiurge - laquelle appelle à un paradigme fabricateur et artisanal - qui interroge en retour aussi bien la nature de l’art, de l’ontologie et les théories éthiques et politiques. D’autre part, nous voudrions inscrire ce travail dans l’étude d’une réception variable de la thèse du démiurge en explorant aussi bien la réception médiévale que les pratiques artistiques contemporaines qui pourraient en être les témoins.

2. ETAT DE L’ART
En quelles circonstances le chaos cède-t-il la place à l’ordre ? A l’origine de l’histoire de la pensée, une idée s’est rapidement imposée : l’ordre manifesté dans notre univers doit être causé par un agent premier et responsable. Cet agent a revêtu différentes identités : un intellect organisateur (Anaxagore), un moteur immobile (Aristote) ou encore un artisan divin². Cette dernière hypothèse est celle de Platon dans le Timée : notre univers serait le résultat du travail d’harmonisation d’un chaos primordial opéré par le Démiurge, un artisan divin dont la bonté intrinsèque est transposée dans l’ordre cosmique, notamment à travers les mouvements réguliers des sphères célestes. L’idée d’un artisan divin a immédiatement déconcerté les contemporains de Platon ; ses propres disciples ne savaient pas comment interpréter une telle innovation³. Comment imaginer qu’une entité divine puisse s’abaisser à se servir des outils afin de façonner notre univers à la façon dont un artisan fabriquerait une table ? En outre, le monde ne doit-il pas être supposé comme ayant toujours existé ⁴ ? Dans un contexte préchrétien, l’hypothèse du Démiurge de l’univers n’a cessé de fasciner et n’a pas encore, aujourd’hui, trouvé de solution interprétative qui fasse unanimité.
Le Démiurge doit d’ailleurs tenir compte de certains paramètres qui l’éloignent de la figure du dieu créateur du christianisme : en tant qu’artisan, il doit se servir d’un modèle parfait (les Formes intelligibles⁵) afin ordonner un matériau préexistant se trouvant dans un état de mouvement chaotique⁶. Puisque le Démiurge est bon, il fabrique le meilleur produit possible⁷. En se servant d’un modèle stable et parfait (l’intelligible), il transmet l’ordre et l’harmonie dans l’univers sensible conçu comme une image mouvante de l’intelligible. En somme, le Démiurge ne crée pas mais organise et harmonise un chaos primordial qui doit être considéré comme une donnée brute. Ce chaos se comprend chez Platon comme impliquant des dimensions de limite et de nécessité : tout artisan devra toujours prendre en considération la dimension limitante du matériau, raison pour laquelle le produit fini ne sera jamais aussi parfait que le modèle utilisé.
La question du statut du Démiurge n’a cessé d’agiter les débats : si pour certains, son hypothèse doit être prise au sérieux (à partir d’une lecture littérale du Timée : le monde a été organisé à un moment donné par un artisan divin⁸), pour d’autres les conséquences absurdes entraînées par une telle lecture⁹ ont poussé les interprètes à défendre des lectures non littérales du Timée. Si le récit de Platon est décrit comme un mythe vraisemblable (eikôs muthos), alors peut-être est-il possible d’attribuer à l’histoire de l’origine de l’univers d’attribuer une fonction didactique¹⁰. Mais dans ce cas, si le Démiurge est maintenu comme une espèce d’intellect séparé¹¹, peut-il être réduit à une autre entité qui serait la source de l’ordre cosmique (le Modèle12, l’âme du monde¹³, le Bien¹⁴) ou tout bonnement être réduit à une fonction épistémologique¹⁵ ?

En philosophie médiévale, le champ demeure relativement neuf. Bien qu’il existe quelques études, elles restent assez périphériques et générales. L’étude de la réception médiévale de la figure du Démiurge n’est pas aisée tant l’on sait que le modèle explicatif proposé par Platon est parfois difficile à concilier avec les versions monothéistes. Une question structurante autour de la figure du Démiurge fût celle qui opposa la thèse de l’éternité du monde et celle de la création du monde¹⁶, la première portée par Aristote au Livre VIII de la Physique, la seconde découlant du travail de Jean Philopon sur la création du monde¹⁷.
Le Timée fût bien connu dans la tradition arabe, non dans sa version originale, mais à partir des résumés que Galien écrivit à ce sujet¹⁸. C’est principalement le texte de la Théologie d’Aristote¹⁹ qu’il s’agit de creuser. Faussement attribué à Aristote, ce texte est une recomposition de traités néoplatoniciens (et donc de commentaires du le modèle démiurgique), dont les livres IV, V et VI des Ennéades de Plotin et quelques ajouts des Éléments de théologie de Proclus²⁰.

Le grec δηµιουργός (démiurge) a été traduit par le terme arabe ṣānīʿ (artisan)²¹. Le choix des traducteurs arabes élimine, en quelque sorte, la dimension mythique ou fictive du concept pour lui imprimer un caractère véritablement concret. De sorte que le concept de ṣāniʿ ne sera pas tant une thèse ou un modèle qu’un nom divin ou une métaphore utilisée pour qualifier Dieu. Il s’agira ainsi d’analyser la réception de la thèse du Démiurge, sa présence dans la Théologie d’Aristote et l’histoire de sa réception afin de comprendre quand et comment cette analogie du Dieu-Artisan est devenue un objet de discussion et de réfutation dans l’opposition entre les philosophes de tradition hellénistique et les théologiens créationnistes ašʿarites.

3. HYPOTHÈSES ET OBJECTIFS DE LA RECHERCHE
Notre hypothèse trouve son origine dans le texte même de Platon : comme relevé par Brisson²², les usages de la figure du Démiurge sont multiples. Tout d’abord, son travail artisanal est décrit comme combinant métallurgie, construction, céramique, peinture, tissage et agriculture. La fonction démiurgique n’est donc pas réservée à la fabrication de l’univers mais s’étend à tout type d’entreprise créative impliquant le passage du désordre à l’ordre. Le Timée nous donne trois indices : i) le législateur qui veut fonder une cité juste par la colonisation et la persuasion est aussi un Démiurge²³ ; ii) en imitant la structure ordonnée de l’univers et en reproduisant dans notre âme les mouvements harmoniques, chacun de nous est appelé à être le Démiurge même de sa propre existence²⁴ ; et iii) Platon lui-même illustre la figure de l’artiste-Démiurge : l’écriture du Timée, en tant qu’œuvre littéraire, est un exemple d’ordre poétique²⁵. Nous chercherons à montrer qu’il existe des motifs communs à propos des usages de la figure démiurgique pour chacun des trois axes qui seront investigués : 1) la théorie, 2) la pratique et 3) les arts. Plus précisément, en prenant comme point de départ l’articulation platonicienne de la fonction démiurgique impliquant la triade modèle - matériau - artisan, nous chercherons à déterminer, au-delà du texte de Platon, les usages pratiques et artistiques de la figure du Démiurge afin de mettre en évidence à la fois des motifs communs, des différences cruciales et des singularités. Les trois axes de la recherche seront ainsi divisés:

• 1) La fonction théorique du Démiurge est celle proposée par Platon dans le Timée, dont l’influence en cosmologie, la métaphysique et théologie est décisive. De manière plus spécifique, ce projet cherchera à mettre en évidence le passage d’une démiurgie de la création comme harmonisation à celle de la création ex-nihilo.
• 2) Des démiurges font aussi leur apparition dans le cadre de disciplines pratiques : d’abord, en éthique, nous chercherons à établir si la quête d’une vie heureuse peut être décrite comme la mise en ordre d’un désordre interne. Dans le contexte législatif, nous tenterons de déterminer si la fondation d’une structure politique²⁶ implique nécessairement la structuration quasi-mathématique²⁷ d’un milieu chaotique. Les lois seraient alors des émanations de la démiurgie politique et permettraient ainsi d’organiser de la meilleure façon un matériau brut imposant lui-même certaines limites au législateur (climat, topographie, géographie, etc.).
• 3) Les artistes sont aussi des démiurges, leur démarche peut parfois impliquer l’harmoniser d’un matériau désordonné afin de le transformer en une œuvre d’art. Certes, cette articulation n’épuise pas les différentes approches artistiques mais l’application du motif démiurgique devra ainsi permettre de découvrir dans les arts imitatifs et non imitatifs (sculpture, peinture, architecture, cinéma) l’émergence d’un motif commun fondé sur une approche démiurgique de l’acte créatif.
  • a) Recherche d’un motif commun : l’objectif principal de ce projet est de découvrir une articulation analogue de la triade démiurge - modèle - matériau dans les modalités créatrices théoriques, artistiques et pratiques.
  • b) Revalorisation de la figure du Démiurge : S’il existe un motif créateur commun entre les disciplines théoriques, pratiques et artistiques et que son application concerne aussi bien les disciplines fondamentales que les domaines pratiques et artistiques, alors toute dévalorisation de la pratique au profit de la théorie s’en trouvera fortement atténuée.
  • c) Étude interdisciplinaire : L’approche interdisciplinaire de ce projet cherchera à identifier l’émergence de la triade démiurge - modèle - matière au sein de différentes disciplines pratiques et artistiques.

4. CHRONOGRAMME DES TÂCHES

• Lancement du projet (janvier 2023).
  Première réunion en ligne avec les membres du groupe de recherche. Nous présenterons les objectifs du projet, le calendrier et distribuerons les tâches pour alimenter le blog académique hypotheses.org et discuterons, en détail, du programme des séminaires.

• Nuit des Idées (27 avril 2023 au Círculo de Bellas Artes) :
  Perspectives artistiques et philosophiques sur le Démiurge (Casa de Velázquez, Universidad Autónoma de Madrid, Institut Français de Madrid, Círculo de Bellas Artes)
  Intervenants :
  Artistes de la Casa de Velázquez (membres de différentes spécialités), Luca Pitteloud (Universidad Autónoma de Madrid), Yassir Mechelloukh (Casa de Velázquez), José María Zamora Calvo (Universidad Autónoma de Madrid), Jorge Tomás García (Universidad Autónoma de Madrid)
  Organisation :
  Fabienne Aguado (Casa de Velázquez), Luca Pitteloud (Universidad Autónoma de Madrid), Yassir Mechelloukh (Casa de Velázquez), Gwladys Bernard (Casa de Velázquez)

• Conférence (7 juin 2023) :
  Conférence de Gretchen Reydams-Schils (University of Notre-Dame) sur le Timée de Platon (sujet à définir) à la Universidad Autónoma de Madrid

• Séminaire I (5 octobre 2023) :
  Nouvelles lectures de la figure du Démiurge dans la philosophie antique.
  Intervenants:
  José María Zamora Calvo (Universidad Autónoma de Madrid), Iván de los Ríos Gutiérrez (Universidad Autónoma de Madrid), Beatriz Cecilia Bossi López (Universidad Complutense), Angela Ulacco (KU Leuven), Dominic J. O’Meara (Université de Fribourg).
  Répondant :
  Luca Pitteloud (Universidad Autónoma de Madrid)

• Séminaire II (mars 2024, à confirmer): La réception du Démiurge dans la philosophie et la théologie médiévale latine et arabe.
  Intervenants :
  Charles Ehret (Université Jean-Moulin Lyon III), Mokdad Arfa Mensia (Université de Tunis), Cristina Cerami (CNRS), Josep Puig Montada (Universidad Complutense), Jean-Baptiste Brenet (Université Paris 1 Panthéon- Sorbonne), Fouad Ben Ahmed (Université Qarawiyyin).
  Répondant : Yassir Mechelloukh (Casa de Velázquez)

• Colloque international (septembre 2024, à confirmer) : Théories du Démiurge dans la philosophie antique et médiévale (Métaphysique, art, philosophie pratique).
  Intervenants :
  Charles Ehret (Université Jean-Moulin de Lyon III), Mokdad Arfa Mensia (Université de Tunis), Cristina Cerami (CNRS), Josep Puig Montada (Universidad Complutense de Madrid), Yassir Mechelloukh (Casa de Velázquez), Luca Pitteloud (Universidad Autónoma de Madrid), Angela Ulacco (KU Leuven), Jean-Baptiste Brenet (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne), José María Zamora Calvo (Universidad Autónoma de Madrid), Iván de los Ríos Gutiérrez (Universidad Autónoma de Madrid), Eduardo Alvárez (Universidad Autónoma de Madrid), Beatriz Cecilia Bossi López (Universidad Complutense), Dominic J. O’Meara (Université de Fribourg), Gretchen Reydams-Schils (University of Notre-Dame), Gabriele Cornelli (Université de Brasilia), Fouad Ben Ahmed (Qarawiyyin University)
  Présidences :
  Josep Puig Montada (Universidad Complutense de Madrid), Luca Pitteloud (Universidad Autónoma de Madrid), José María Zamora Calvo (Universidad Autónoma de Madrid), Jean-Baptiste Brenet (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne), Charles Ehret (Université Jean-Moulin Lyon III)
  Chercheurs principaux :
  Luca Pitteloud (Universidad Autónoma de Madrid), Jean-Baptiste Brenet (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne)
  Coordinateur :
  Yassir Mechelloukh (Casa de Velázquez)
  Membres de l’équipe :
  José María Zamora Calvo (Universidad Autónoma de Madrid), Cristina Cerami (CNRS), Iván de los Ríos Gutiérrez (Universidad Autónoma de Madrid), Gloria Mora Rodríguez (Universidad Autónoma de Madrid), Charles Ehret (Université de Lyon III), Jorge Tomás García (Universidad Autónoma de Madrid) Caroline Ruiz (Casa de Velázquez)
  Invités externes :
  Dominic O’Meara (Université de Fribourg) Gabriele Cornelli (Université de Brasilia), Gretchen Reydams-Schils (University of Notre-Dame), Beatriz Cecilia Bossi Lopez (Universidad Complutense de Madrid), Mokdad Arfa Mensia (Université de Tunis), Josep Puig Montada (Universidad Complutense de Madrid) Angela Ulacco (KU Leuven), Fabienne Aguado (Casa de Velázquez), Fouad Ben Ahmed (Qarawiyyin University)
  
  
  Notes de bas de page du texte de présentation du projet DEMIOURGOS
  1. On se réfère à l’édition et à la traduction espagnole publiées par J-M, Zamora Calvo, Platón. Timeo, edición bilingüe, introducción y traducción con notas y apéndices de L. Brisson, Madrid, Abada, 2010.
  Pour une traduction française, voir Platon, Timée – Critias, Nouvelle édition mise à jour. Supplément bibliographique 1995-2001 et 2001-2017, édition et traduction par L. Brisson avec la collaboration de M. Patillon pour la traduction, Paris, Flammarion-GF, 2017, 496 p.retour
  Les atomistes, pour leur part, supposent l’existence d’un nombre infini de mondes dont la création provient de la2
  rencontre aléatoire d’atomes dans le vide. L’agent responsable ne l’est pas puisque la cause des propriétés de l’univers est
  effectivement une sorte de hasard mécanique. Le projet platonicien peut également être considéré comme une réponse à
  l’atomisme de Démocrite. Voir Pitteloud, L. « Atomism in Plato’s Timaeus » in Atomism in Philosophy - A History from
  Antiquity to the Present (edited by U. Zilioli), London, Bloomsbury Academic, 2020, pp. 136-155. Sur le rapport entre
  le Timée de Platon et Démocrite, voir P-M, Morel, « Le Timée, Démocrite et la nécessité » in M. Dixsaut et M.
  Brancacci, Aldo, Platon, source des présocratiques : exploration, J. Vrin, 2002, pp. 129-150.
  Voir Cornford, F., Plato’s Cosmology, New York, The Liberal Arts Press, 1937, pp. 33-36.